//« À nos millions ! J’emmerde la justice ! » : Le récit de l’affaire Chikli

« À nos millions ! J’emmerde la justice ! » : Le récit de l’affaire Chikli

Soixante-dix millions d’euros envolés. Avec un téléphone, un masque en silicone et une tchatche imparable. Année 2015 : alors que la France est en état d’urgence et fait face à une vague d’attentats islamistes sans précédent, un individu usurpe l’identité du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et sollicite de l’aide pour payer la rançon d’otages français. Mails, coups de téléphones, communication Skype, tous les moyens sont bons pour rendre l’affaire crédible. Plus de cent cinquante individus et sociétés sont approchés : Lafarge, L’Oréal, Dassault, des dignitaires religieux, des chefs d’États africains, des ambassades. La plupart ont flairé l’arnaque. Pas tous. Ceux-là vont se faire délester de dizaines de millions en quelques jours, persuadés de rendre service à la France. Les autorités sont prévenues, le parquet est saisi. Qui aurait le culot, l’audace nécessaires à la réalisation d’une telle embrouille ? Quelle est cette voix qui ne tente même pas d’imiter celle du ministre ? Les enquêteurs sont sur la piste de Gilbert Chikli.

Chikli a 54 ans et un lourd passé judiciaire. Titi parisien pur jus, il commence sa carrière de malandrin dès l’adolescence. Il sera le plus jeune détenu de France à 13 ans. Chikli, c’est l’aplomb, c’est la gouaille à toute épreuve. Son dernier coup d’éclat dans le monde des arnaques remonte au mitan des années 2000. Il extorque des millions avec la technique dite « aux faux-virements » ou « au Président », déjà une histoire d’usurpation d’identité et un argumentaire patriote. Il profite d’une libération sous contrôle judiciaire dans l’attente de son procès pour prendre la tangente vers Israël qui n’extrade pas ses ressortissants. Chikli devient intouchable mais ne disparaît pas complètement des radars. Il inspire Pascal Elbé pour un film, “Je compte sur vous” où Vincent Elbaz l’incarne et sur le tournage duquel il prend un malin plaisir à poser avec Julie Gayet, compagne du Président François Hollande. Il répond à de longues interviews pour des reportages et mène une vie à priori rangée des voitures avec sa femme et ses 6 enfants.

Courant 2015, l’alerte est donnée sur l’arnaque au faux Le Drian. Un individu se ferait passer pour le ministre, allant jusqu’à des entrevues skype. Le faux Le Drian est filmé en plan large dans un bureau rudimentaire, la communication est furtive, soi-disant pour des raisons de mauvaise connexion. La récurrence de certains éléments indique une seule et même équipe pour toutes les tentatives dont le nombre explose.

Début mars 2016, Son Altesse Karim Aga Khan IV transfère 19 millions d’euros. Il est assuré, comme tous les autres, d’un remboursement dans les meilleurs délais.

Le 11 du même mois, un dénommé Sylvain R. est arrêté dans une banque polonaise. Sur le compte qu’il venait vider, les millions de l’Aga Khan. R. entraîne avec lui un certain Sebastian Zawadski. Ces deux-là constituent le dernier maillon de la chaîne mais les commanditaires ne sont pas identifiés. Zawadski affirme que le cerveau se fait appeler « le Gros ». Il balance un premier nom, puis un deuxième, fausses pistes.
Les affaires continuant pour les aigrefins, ils vont chercher quatre millions chez l’héritière du vignoble Château Margaux avant leur coup de maître. En novembre, ils contactent Inan Kirac, un milliardaire turc et lui soustraient cinquante-quatre millions. En seulement dix-huit mois, le préjudice s’élève à soixante-dix millions et seule l’équipe polonaise a été identifiée.

Le 18 août 2017, Gilbert Chikli, toujours recherché, est arrêté en Ukraine par une unité d’élite en compagnie d’Anthony Lasarevitsch, un autre français lui aussi recherché. Ils sont incarcérés à Kiev en attendant l’extradition vers la France. Un soir, ils se filment en cellule avec leurs portables, goguenards, trinquant à la vodka. « A notre sortie et à nos millions ! J’emmerde la justice française, je vous baise et je ne viendrai pas ici. Je viens, je vous baise quand même ! », fanfaronne Chikli. Lasarevitsch renchérit : « Voilà, je vous baise aussi. »

La vidéo défraie la chronique. Les images font le tour des médias, des réseaux sociaux et cheminent jusqu’aux geôles polonaises et à Sebastian Zawadski. Cette fois il est catégorique, « Le Gros », c’est Anthony Lasarevitsch, c’est lui qui a monté l’affaire au faux Le Drian.

Tribunal judiciaire de Paris, février 2020. Sur le banc des parties civiles, les plaignants sont absents, leurs avocats respectifs les représentent. Face à eux, Gilbert Chikli et ses comparses. Ils sont six. Chikli, Lasarevitsch et R. sont dans le box. Trois comparaissent libres pour des rôles mineurs et assez flous, Zawadski est absent.
Chikli est le doyen de la bande, les autres ont la trentaine ou moins. Ils ont tous grandi à Belleville et plus ou moins trempés dans des histoires de stups, d’arnaques, de blanchiment. Sauf que, cette fois, ils clament tous leur innocence et les preuves ne sont pas légion. Chikli risque vingt ans pour escroquerie et association de malfaiteurs en récidive.

La présidente attaque la lecture de l’acte d’accusation, elle reprend la chronologie des faits avant d’aborder les détails de l’instruction : « Le mode opératoire est toujours le même. A chaque fois la victime est assurée du remboursement dans les meilleurs délais et devait fournir un RIB pour le retour de l’argent. Le point commun entre toutes ses infractions sont les adresses IP et les lignes téléphoniques israéliennes. On retrouve également le mode opératoire récurrent, l’argumentaire (les otages, la lutte contre le terrorisme), la connaissance d’éléments personnels ou des organigrammes des sociétés qui mettent la cible en confiance. Au début il s’agit juste d’un contact téléphonique puis on assiste à une montée en puissance avec proposition de rendez-vous, une utilisation de faux documents logotés et signés. D’autre part, le lexique utilisé est identique avec des expressions telles que “Je vous confirme”, “Une étroite collaboration”. Enfin, les adresses électroniques sont toutes constituées sur le même modèle : un nom, un prénom et trois chiffres. L’ensemble de ces éléments laisse penser que c’est un groupe organisé. »

La présidente s’adresse maintenant aux prévenus : « Vous avez entendu le résumé des escroqueries, qu’en pensez-vous ? »

Gilbert Chikli prend la parole : « Vous parlez d’escroquerie. Il y en a toujours eu et il en aura toujours. Dans cette affaire ils font l’amalgame. Certains éléments étaient relevés sur les réseaux sociaux et reproduits par des dizaines, des centaines de personnes. » La présidente dévoile une photo du bureau avec le faux Jean-Yves Le Drian :« Monsieur Chikli, vous avez déjà été condamné pour des faits de même nature ?

− Cette affaire c’est un duplicata ! Vous dites que je suis convaincant. J’ai été publiciste puis agent immobilier. On ne peut pas me condamner parce que je suis convaincant. La photo que vous avez ce n’est pas Gilbert Chikli. Regardez-le, il fait 90 kilos, j’en fais 70, il n’a pas de poils, j’en ai partout. Rien ne colle !

− Vous avez commis par le passé des escroqueries d’envergure et audacieuses pour obtenir des virements. L’argumentaire développé n’est pas banal.

— Je suis d’accord, c’est tout à fait pas banal. »

Elle passe à Sylvain R., escogriffe silencieux au catogan et aux yeux bleus : « Monsieur Zawadski vous envoie en Pologne, pourquoi ?

− Pour ouvrir des sociétés, c’était pour faire de la décaisse.

− Vous faisiez ça depuis longtemps ?

− Je l’ai fait un mois et je suis allé direct en prison.

− C’est quoi la décaisse ?

− Sortir de l’argent, par rapport à une facture. Je ne suis pas un pro dans cette histoire.

− Vous allez dans la banque avec des faux documents, vous ne posez pas de questions ?

− Non monsieur Zawadski est mon ami. À aucun moment je n’ai pensé quelque chose comme ça. J’ai fait trois ans de prison, je vois bien que ce n’était pas mon ami, je me suis fait niquer par celui que je croyais mon ami !

− Vous aviez connaissance de l’affaire Aga Khan avant la Pologne ?

− Non jamais. Je pensais qu’il y avait quinze, trente mille sur le compte,
je ne pensais pas que c’était ces montants-là.

− Qui a créé les sociétés ?

− Monsieur Zawadski.

− Il était commandité ?

− J’en sais rien, je sais juste que c’est un gros menteur. Il est où là, madame ?

− On va en parler. Quelle était votre situation ?

− Je n’avais pas de source de revenus.

− Donc vous n’avez jamais touché de commission ?

− Ben voilà madame, c’est ce que je vous dis. Quatre ans de prison pour des faits comme ça, je n’ai jamais tué personne. Monsieur Zawadski a été remis en liberté au bout de dix mois et moi je fais trois ans plein, pourquoi ? »

Sebastian Zawadski s’est fait la malle. Il n’est pas présent, n’est pas représenté par un avocat et se planquerait en Pologne. Me Kaminski, l’avocat de Lasarevitsch, s’adresse à Sylvain R. : « Monsieur Zawadski a mis différentes personnes en cause puis il a indiqué que mon client Anthony Lasarevitsch était « le gros ». Pensez-vous qu’il ait menti ?

− Bien sûr, il avait sa mayonnaise toute prête !

— La moindre des choses est d’être confronté à son accusateur, c’est incroyable ! C’est incroyable ! Je ne crie pas, je parle fort.

− Ce n’est pas parce qu’on parle fort qu’on ne raconte pas n’importe quoi ! » raille Me Delphine Meillet, l’avocate de Le Drian.

La présidente recadre le débat : « Monsieur Zawadski met en cause Anthony Lasarevitsch comme étant « le gros », et, dans son portable, on trouve la photo d’une femme qui était avec le gros à Barcelone en 2015, une étudiante marocaine. » Me Kaminsky revient sur les accusations : « Zawadski désigne d’abord un premier gars puis un autre. Ensuite il met en cause Anthony mais seulement quand Anthony Lasarevitsch est arrêté en Ukraine avec Chikli. Avant ça on n’a pas un mot sur Lasarevitsch. Je soutiens que Zawadski a accusé Anthony Lasarevitsch à tort. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de confrontation entre l’accusatrice et Anthony Lasarevitsch ? Cette femme qu’on ne connaît pas nous accuse et on nous refuse la confrontation, c’est scandaleux.

− Elle affirme avoir accompagné votre client à Barcelone, elle dit y être allé avec Anthony Lasarevitsch, d’où le lien entre Anthony Lasarevitsch et le gros.

− Mais moi j’ai jamais vu cette dame ! s’exclame l’intéressé. Qui dit que ce n’est pas la copine de Sebastian Zawadski ? Les deux me mettent en cause, pour moi ils sont de mèche. Pendant deux ans, avant la vidéo d’Ukraine, Zawadski n’a jamais parlé de moi. »

La présidente revient sur le téléphone saisi lors de l’arrestation en Ukraine dont Lasarevitsch conteste la propriété, malgré les photos de son épouse à l’intérieur : « L’analyse de ce téléphone permettra de mettre à jour des recherches sur des masques en silicone de personnalités telles que Nicolas Sarkozy, François Hollande ou encore Albert de Monaco ainsi que des contacts avec Sebastian Zawadski au sujet d’ouverture de comptes bancaires en Pologne. Dans celui de Gilbert Chikli, il sera retrouvé de nombreux message à Anthony Lasarevitsch, des relevés bancaires de comptes situés en Chine, des recherches internet portant sur des masques de personnalités. »

En dehors du contenu des téléphones, l’accusation s’est construite autour des écoutes de l’escroc enregistrées par plusieurs cibles et des analyses qui en ont découlé. Chikli a catégoriquement refusé de se soumettre aux expertises de voix. Au troisième jour de l’audience ces écoutes vont être diffusées ainsi qu’un reportage de l’émission « Envoyé Spécial ».

La présidente : « Monsieur Chikli, vous avez été la cible des enquêteurs car, par le passé, vous avez été l’instigateur d’escroqueries aux faux ordres de virements. Votre passé judiciaire et plusieurs interviews que vous avez données ont permis une comparaison avec des enregistrements effectués par les victimes. Trois expertises ont été faites par un laboratoire et une autre par la gendarmerie. »

Me Sebag, l’avocat de Gilbert Chikli, rétorque : « Les investigations se sont tournées vers lui car Gilbert Chikli est considéré comme l’inventeur de la technique. Les expertises ont des résultats contrastés. Quel est l’intérêt de ces écoutes ? Reconnaître la voix de Gilbert Chikli ? On ne va pas refaire l’expertise à l’audience. On ne le ferait pas pour un ADN, nous ne sommes pas un spectacle de Robert Hossein ! Ces analyses ont leurs limites et nous ne sommes pas des experts.

Les écoutes sont des éléments de preuves, reprend la présidente. Je pense qu’il est utile que nous ayons ces éléments. Monsieur Chikli, vous êtes le créateur de l’arnaque aux virements, vous l’assumez ?

− Oui pleinement.

− Mais quelle importance accorder à la reconnaissance de la voix de Gilbert Chikli ? Les avocats des parties civiles ne sont pas des experts ! s’insurge maître Sebag.

− J’aimerais que vous fassiez preuve d’honnêteté face à ses écoutes. » demande Gilbert Chikli.

Les enregistrements sont diffusés. Une voix masculine résonne, une voix rocailleuse de fumeur, un peu voilée, polie mais pressante. L’escroc se fait passer ici pour Jean-Claude Mallet, le plus proche collaborateur de Jean-Yves Le Drian, et s’adresse à son Altesse l’Aga Khan.
« Bonjour Son Altesse, comment allez-vous  ? Combien doit-on vous renvoyer ?

− Je n’ai pas les chiffres.

− 5,8 pour la Chine et 4,8 pour la Pologne. Dubaï, c’est bloqué.

− Oui, je pense.

− Si je vous rappelle dans une heure, vous pourrez me dire exactement combien a été bloqué ?

− Oui, très bien.

− Alors je vous rappelle. »

Il rappelle.

« Oui Son Altesse, je reviens vers vous pour connaître le montant. On ne peut pas vous renvoyer quelque chose qui ne correspond pas.

− 15 millions 487 000 à l’exception de Dubaï.

− Très bien, on enlève les deux millions neuf.

− Nous avons envoyé 5 millions 8 le 4 mars, 4 millions 8 le 8 mars et 4 millions 7 le 9 mars. A ce que nous savons, la somme n’a pas été bloquée.

— De la Pologne, la somme a été tirée ? Vous avez le document ? C’est très important. Mais vous m’aviez dit que la Pologne était bloquée, j’ai besoin de votre confirmation, j’aimerais que l’on clôture cette affaire.

— On peut vous rappeler ?

− Je vous rappelle d’ici un quart d’heure.

− Merci infiniment. »

Vient le tour du reportage d’Envoyé Spécial. Plusieurs cibles approchées reconnaissent formellement la voix de Gibert Chikli comme étant celle de leur interlocuteur. Chikli s’énerve : « Si vous voulez écouter des reportages sur moi, allez sur Internet. Je ne suis pas un clown, je ne suis pas un guignol, je ne suis pas un cinéma.

− Intéressant et merveilleux de reconnaître les intervenants d’Envoyé Spécial comme des experts », souligne Me Sebag.

La présidente revient sur les méthodologies d’expertise et sur les différents critères pris en compte pour les effectuer. Comparaison phonétique, acoustique, analyse du lexique, rapidité d’élocution. Mais ces analyses vocales ont leurs limites et ne peuvent être comparées à des analyses ADN. On parle ici de compatibilité et non d’identité, on reste dans la probabilité. « Les marqueurs sur la construction des phrases, les locutions sont compatibles avec Gilbert Chikli. Le deuxième et le troisième rapports considèrent que le locuteur est identique sur les différents enregistrements. » Pendant ce temps-là, les trois prévenus du box mâchent ostensiblement un chewing-gum fourni par Me Kaminski, Chikli glisse quelques mots à Lasarevitsch. Un des policiers de l’escorte lui demande de se taire et lui lance : « Apparemment l’élocution ce n’est pas votre fort. » Chikli se lève, s’énerve et souhaite quitter l’audience. Bon, finalement, il reste.

Les expertises ont comparé la voix de l’arnaqueur avec celles de plusieurs auteurs de faits similaires. Chikli nie tout en bloc, son avocat objecte que ce n’est pas parce deux autres quidams ont été mis hors de cause que Chikli est forcément le coupable. La présidente précise : « Une voix n’est pas une empreinte ADN, la voix peut changer selon la situation ou l’interlocuteur. Il est nécessaire d’avoir un matériau de qualité et en quantité suffisante pour permettre des analyses fiables. »
Me Sebag rétorque : « Au sujet de la valeur des expertises, le juge d’instruction écrit : “Les expertises doivent être accompagnées d’autres indices et ne sauraient avoir valeur de preuve.” Seules trois voix ont été comparées avec les écoutes. On ne peut rien retenir de ces analyses, rien rien rien, rien du tout ! » Chikli renchérit : « Aujourd’hui il existe des systèmes pour reproduire la voix de quelqu’un. Moi je suis mal barré car on va prendre ma voix, faire toutes les escroqueries et ça va tomber sur Gilbert !

− Il faut donner à ces expertises la valeur qu’elles méritent », dit la présidente.

− Aucune ! » la coupe Me Sebag.

Elle reprend : « Les témoins l’ont ressenti, on l’a tous ressenti. »
Gilbert Chikli s’adresse alors à la salle : « Est-ce que vous avez ressenti quelque chose ? »

Une clameur de protestation s’élève depuis les bancs occupés par ses proches.

La présidente attaque à présent l’interrogatoire de Gilbert Chikli : « Vous niez toute responsabilité dans les faits ?

− Rien à voir, je n’ai absolument rien à voir avec ce que l’on me reproche. Je n’ai pas de réponses à vos questions. Moi je vais vous dire, j’en ai marre qu’on mette ça sur la tête de Gilbert. J’en ai marre que Gilbert morfle. Des inspecteurs sont venus me voir en prison et m’ont dit “Soit tu parles, soit c’est sur ta tête.” Gilbert Chikli n’a rien à voir là-dedans, je n’ai pris aucun euro là-dedans.

− Que faisiez-vous entre 2010 et 2017 ?

− Du forex, dans une société où j’étais commissionné.

− Vous vendiez quoi ?

− Du vent ! Ca veut dire des actions qui ne montent jamais. Je n’ai rien inventé, je gagnais assez d’argent parce que je suis un excellent vendeur. 80 millions d’euros ça se voit, ça se dépense, ça se voit !

− Que faisiez-vous en Ukraine ?

− Un pèlerinage à Ouman sur la tombe d’un rabbin pour essayer de m’apaiser psychologiquement.

− C’était un motif religieux ?

− Oui, et peut être ouvrir un bureau de forex. C’étaient mes affaires point barre. On ne va pas vouloir de force m’inculper de quelque chose que je n’ai pas commis. Ce dossier est à charge. Moi je sais qui a fait ça. Anthony est un abruti qui ne comprend rien et se retrouve ici. On est là à se retrouver en prison mais on n’a rien à voir avec tout ça. »

Chikli fait les cent pas dans le box, il ne tient pas en place, se passe la main dans les cheveux, enlève ses lunettes, boit une gorgée de soda, remet ses lunettes. « Le tribunal essaie de comprendre la cohérence de tout cela monsieur Chikli.

− La cohérence vous auriez dû la comprendre depuis longtemps, excusez-moi. Je n’ai pas fait ce que vous me reprochez. Je n’avais rien sur moi, ni ordi, ni numéro de compte. C’est vrai que, quand c’est sorti, je me suis dit que ça m’aurait plu de le faire. On me parle d’un masque en silicone, personne ne va le trouver. Dans l’ordinateur, aucune info bancaire. Depuis très jeune, j’ai cette pathologie de la mythomanie. Je m’invente des histoires et j’évolue là-dedans. Cette affaire Le Drian donnait à sourire et peut-être à penser, sans le faire, car j’ai besoin de cette adrénaline. Je n’y peux rien. Il ne s’est rien passé là-bas. Je suis un téléphoniste, si on devait faire appel à moi, je ne mettrais personne en danger et assumerais les conséquences.

− Êtes-vous allé en Ukraine pour commettre une escroquerie monsieur Chikli ?

− Je ne vous répondrai pas madame la Présidente.

− Dans le dossier, il est fait mention d’un masque d’Albert de Monaco commandé par Anthony Lasarevitsch ?

− Je n’ai jamais essayé de masque de ma vie, je suis trop nerveux pour porter un masque et Lasarevitsch non plus.

− Quel aurait été votre rôle dans le forex en Ukraine ?

− Faire de la déballe et des embrouilles au téléphone, c’est ça mon métier, je ne sais rien faire d’autre ! Je veux qu’on fasse une expertise de mes bras sur la vidéo. Comparez nos bras et nos mains, vous verrez. Affichez-la et on verra bien, on peut la mettre ? Je suis prêt à me mettre torse nu. Y’a sept équipes concernées par les affaires Albert de Monaco et Le Drian entre Israël et Netanya mais la procédure n’est pas versée au dossier. »

Me Kaminski mentionne : « En septembre, quelques semaines après l’interpellation, il y a une tentative.

− Le tribunal n’a pas eu accès aux pièces », concède la présidente. Tohu-bohu dans la salle. La procureure clarifie les faits : « Effectivement, il y a eu différentes affaires Le Drian et Albert de Monaco, effectivement il y a eu des copycats. » La présidente reprend :« On a l’impression que vous vous taisez car on vous dit de le faire ?

− Peut-être mais ça n’a rien à voir avec Le Drian. Je raconte n’importe quoi, je suis une vrai limonade. S’il y avait eu quelque chose dans la chambre en Ukraine, ils l’auraient trouvé. Je peux parler aux journalistes qui écrivent des bêtises sur ma femme depuis deux jours ? »

La procureure s’agace : « Monsieur Chikli, arrêtez de faire le show deux minutes, on est au tribunal.

− A un moment j’ai envie de dire les choses car ça fait seize mois que je suis en prison pour rien. Quand vous dites que je suis l’inventeur de l’arnaque au président, c’est faux. L’inventeur c’est David A., ce n’est pas moi et c’est très important.

La présidente tente de reprendre la main :«  Arrêtez de vous adresser à la presse, vous n’êtes pas en interview. Le tribunal note vos contradictions, vous variez beaucoup dans vos explications.

− Je dis toujours la vérité.

− Donc vous contestez les faits ? Si vous n’aviez pas été arrêté, vous l’auriez fait ?

− Non, je n’aurais pas laissé ma voix. Et puis, association de malfaiteurs ! Anthony est un gentil garçon, je suis un gentil garçon. »

La procureure prend la parole : « A la lecture du dossier, vous dites : “j’avais envie de vouloir”.

− Je pense que ça a effleuré tout le monde. C’est tellement facile, c’est à la portée de tout le monde. Un téléphone, un masque sur la gueule et c’est parti mais c’est une pensée imaginaire.

− Pourquoi vous avez besoin de ça pour emballer tout le monde alors que vous c’est la parole ?

− Mais je ne parlais pas du masque, je parlais de l’arnaque. Je vendrais n’importe quoi à n’importe qui. Si je veux faire un coup, je n’ai besoin de personne ! Il y a eu quatorze ans où personne n’a entendu parler de moi. Il y a eu dix-mille escroqueries entre-temps.

− Qu’avez-vous à dire au sujet de la vidéo où vous déclarez “Je baise la justice française” ?

− Je regrette ce que j’ai dit. L’Ukraine avec cinquante euros vous avez tout ce que vous voulez, j’étais bourré et un peu énervé. Là-bas si vous ne payez pas vous souffrez. A deux on a payé deux mille cinq cents euros. Vous devez payer vingt-cinq euros par semaine pour avoir le droit de ronfler sinon on vous casse le nez. Tout le monde avait entendu des trucs pas possibles sur moi, tout le monde s’imaginait n’importe quoi. J’étais un agneau au milieu des loups.

− Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

− Je viens de Belleville, moi ça me faisait rire, on se prenait pour des stars. Je n’ai rien inventé, ça ne vient pas de Gilbert Chikli. Je suis un déballeur. Depuis 2005 et jusqu’à aujourd’hui je n’ai plus rien fait. Au sujet du film de Pascal Elbé dont le personnage principal est inspiré par Gilbert Chikli, Gilbert par-ci, Gilbert par-là, ça ne m’a amené que des embrouilles. Moi ce que je voulais, c’était les trente mille euros. En prison, quand on vous voit à la télé, ça fait bien. Je n’ai pas vu mes enfants depuis trois ans, je vois ma femme tous les cinq mois. »

Le cinquième et dernier après-midi va s’étirer en longueur jusqu’au cœur de la nuit. Me Meillet, l’avocate de Jean-Yves Le Drian, dans sa plaidoirie, compare Gilbert Chikli à Victor Lustig, l’homme qui vendit la tour Eiffel par deux fois au début du siècle dernier. Elle dit de Chikli : « Il a du charme, pas de sang sur les mains, mais des rivières de larmes l’accompagne. »

La procureure poursuit avec son réquisitoire : « On n’y croit pas au début, on pense que c’est une blague, un canular, la voix de Jean-Yves Le Drian n’est même pas imitée. C’est un hold-up où le sang ne coule pas, l’arme est la voix. Qui peut avoir le culot, le talent pour faire ça ? Très vite nos soupçons se portent sur Gilbert Chikli. Dans ce dossier, tout est contesté par les prévenus. Gilbert Chikli avait toujours reconnu les faits qu’on lui reprochait jusqu’ici et pourtant il n’y avait pas de preuves dans les affaires précédentes. Tous les courriers envoyés comportent les mêmes termes, les mêmes initiales. Les adresses mails sont toutes construites sur le même modèle avec une structure identique, les noms de domaine sont toujours les mêmes. Tout est nié. Sur les écoutes, les experts concluent à une compatibilité de la voix de Gilbert Chikli avec celle de l’escroc. Selon moi, c’est Gilbert Chikli, selon les policiers, c’est Gilbert Chikli. Gilbert Chikli est le roi de la déballe, c’est le haut de l’iceberg, Anthony Lasarevitsch est l’homme de l’ombre, le donneur d’ordre.  » Elle requiert 14 ans d’emprisonnement contre Chikli et 11 ans contre Lasarevitsch.

« Si vous me condamnez à quatorze ans je suis mort »

Les avocats de la défense plaident ensuite. Me Kaminsky pour Anthony Lasarevitsch commence par évoquer les peines des djihadistes de retour de Syrie, qui tournent autour de huit ans : « Quelle est la valeur de la vie en regard de la valeur de l’argent ? Cent cinquante victimes mais il en reste une seule pour Anthony Lasarevitsch, à laquelle on n’arrive pas à le raccrocher. Pour moi c’est un innocent. Pourquoi Sebastian Zawadski ne met-il pas Anthony Lasarevitsch en cause dès le départ ? Sébastien Zawadski nous donne 45 versions différentes sur le gros, c’est un type vaseux. En vingt-deux auditions, jamais Zawadski ne parle d’Anthony. Je demande la relaxe pour les chefs d’escroquerie. Pour l’association de malfaiteurs, Anthony Lasarevitsch est mis en cause car il était avec Gilbert Chikli, lui-même recherché pour une exécution de peine. Le CNRS refuse de faire les expertises vocales car, selon eux, il n’existe pas d’empreinte vocale au sens strict. Où sont les millions, où sont-ils ? La culpabilité n’est pas une zone grise, elle doit être une zone franche. Anthony Lasarevitsch n’est pas le gars du casting dans ce dossier. Vous êtes, Mesdames, notre dernier rempart. »

Me Sebag plaide le dernier pour Gilbert Chikli : « J’ai l’impression que l’on a voulu briser Gilbert Chikli pour sa morgue, pour sa vanité, parce qu’on a fait un film sur lui. L’expertise vocale est le seul élément de l’accusation. Le postulat de départ est la voix de Gilbert Chikli de laquelle on va rapprocher les différents échantillons vocaux. La reconnaissance partielle n’est pas la vérité totale, ce n’est pas la vérité judiciaire. Certains laboratoires refusent de faire ces analyses pour manque de fiabilité. La technologie de deep-fake, l’application Candy Voice permettent d’imiter les timbres vocaux comme on le veut aujourd’hui. Les évidences ne sont pas faites pour la justice. La justice, c’est chercher le diable dans les détails. Pour Kirac, on a différentes voix et un usage de l’anglais. Gilbert Chikli ne parle pas anglais. Gilbert Chikli n’est relié à aucun mouvement financier. À part Anthony Lasarevitsch, il ne connaît aucun des co-prévenus. Le doute doit toujours profiter à l’accusé. Pour Bernard Tapie et avec un préjudice de 450 millions d’euros, la peine était de cinq ans de prison. Il ne mérite pas quatorze ans, je demande la relaxe. »

Gilbert Chikli souhaite exprimer avant la fin de l’audience : « Je suis totalement innocent. Je suis choqué par la peine que vous demandez Madame la procureure. Quatorze ans de prison ! À Fleury, un mec a tué quelqu’un à bout portant, il a pris treize ans. Je n’assumerai pas quatorze ans de prison. Je ne pourrai pas assumer ça, ce n’est pas Gilbert. Si vous me condamnez à quatorze ans je suis mort, épargnez-moi tout ça. »

Gilbert Chikli a été reconnu coupable pour tous les chefs d’accusation et condamné à 11 ans de prison et deux millions d’euros d’amende, Anthony Lasarevitsch à sept ans et un million d’euros d’amende pour l’affaire de l’Aga Khan, Sylvain R. à deux ans pour association de malfaiteurs. L’un des prévenus qui comparaissait libre a été relaxé, les deux autres à des peines de sursis pour avoir servi de coursier ou pour avoir ouvert des adresses mails, Sebastian Zawadski est condamné à cinq ans avec mandat d’arrêt.

22 juin 2020, Chikli et Lasarevitsch ayant fait appel de leur condamnation, l’audience se tient à peine trois mois après la première décision. Un revirement de taille va avoir lieu : Chikli et Lasarevitsch vont reconnaitre être allés en Ukraine afin de commettre une arnaque au « faux Albert de Monaco » pour laquelle ils avaient fait confectionner un masque en silicone de piètre qualité. Ce masque et un ordinateur ont été escamotés par l’avocat ukrainien de Chikli alors qu’ils avaient échappé à la perquisition. Pour le volet Le Drian, les deux prévenus maintiennent leurs versions, ils sont innocents et n’ont jamais trempé dans cette escroquerie.

Le mercredi 9 septembre,Gilbert Chikli a été condamné en appel à 10 ans d’emprisonnement. Anthony Lasarevitch, à 7 ans.

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